Changer de perspective

Pour arriver à un résultat plus profitable pour tous, nous devons changer nos façons de faire. Mais tout changement visible, dans nos actes, commence d'abord par un changement invisible, dans notre façon de penser. Alors comment penser la gestion des fichiers ?

11/21/202310 min read

Salariés travaillant sur ordinateur au bureau
Salariés travaillant sur ordinateur au bureau

Nous avons vu en quoi le vrac et l'obésité numériques impactent notre travail, notre entreprise et même l'environnement, et nous avons compris avec cette analyse que le problème est d'origine humaine. Nous avons besoin d'un cadre, défini par l'entreprise, pour nous indiquer comment contribuer de manière saine à la gestion documentaire.

Avant de se demander ce qu'il faut faire concrètement, et avant de parler du cadre, je vous propose d'explorer une autre manière de penser à la gestion documentaire. C'est en adoptant un autre point de vue que l'on va pouvoir définir les bonnes actions à mettre en place. Avant d'agir, il nous faut penser.

Quelques considérations qui nous concernent tous

Commencer par une prise de conscience

Pour changer de perspective, il est primordial de prendre conscience du problème. Nous avons vu dans cet article que cette prise de conscience est rendue difficile par le caractère "invisible" du digital, les habitudes que l'on a prises depuis les débuts de l'informatique en entreprise, l'absence d'urgence technique et la complexité intrinsèque des problèmes de vrac et d'obésité numériques. C'est pour cela que j'ai commencé par vous présenter ces deux problèmes, que je vous ai listé leurs impacts négatifs et que je vous ai proposé d'imaginer une autre vision pour notre travail. Quand on a conscience d'un problème, on le voit. Et on réalise que ce n'est pas "normal". C'est à partir de là que le changement peut commencer à opérer.

Des dominos tombent les uns après les autres
Des dominos tombent les uns après les autres
Penser aux implications de ce que l'on fait

Dans la continuité de la prise de conscience, il y a cet effort nécessaire de penser aux répercussions de ce que l'on fait. En quoi ce que je fais avec ce fichier a un impact sur mes collègues ? Sur mon entreprise ? Sur la planète ?

Un exemple classique : vous avez créé un fichier qui vous a servi temporairement de brouillon, et maintenant vous n'en avez plus besoin. Si vous ne le supprimez pas, il va rester là et polluer visuellement (et inutilement) le dossier dans lequel il se trouve. Il pourrait apparaître dans la recherche documentaire de l'un de vos collègues, participant à la ralentir. Il va également contribuer à alourdir le volume de fichiers stockés, rendant de fait plus difficile la gestion des fichiers par l'entreprise (car celle-ci doit les gérer unitairement). Il va également prendre de la place - même si minime - dans potentiellement plusieurs serveurs de plusieurs data centers (via la redondance du stockage dont nous avons parlé ici) et donc consommer inutilement de l'énergie et contribuer à la pollution de manière indirecte. Ce brouillon n'est pourtant rien d'autre qu'un déchet numérique [1]. Evidemment, l'entreprise doit vous donner un cadre pour que vous sachiez si vous pouvez supprimer le fichier, mais vous avez tout de même un rôle à jouer.

Un autre exemple : vous avez travaillé un certain temps sur un fichier qui est maintenant en version finale. Il s'avère que ce document contient des informations intéressantes, qui pourraient servir à d'autres personnes dans l'entreprise. Si vous le nommez de manière peu explicite, et si vous le rangez dans un dossier difficile d'accès, ou dont le nom n'est lui-même pas explicite, vous réduisez drastiquement les chances que l'on puisse le retrouver. Cela entraine donc une sous-exploitation des ressources. Pire encore, peut-être même que quelqu'un va vouloir recréer ce fichier, faute de l'avoir trouvé !

En résumé, il s'agit d'avoir une pensée plus large et plus axée sur le long terme.

Se rappeler que chaque élément compte

Multipliez les exemples que je vous ai donnés par le nombre de collaborateurs, et ce qui paraît infime devient tout de suite plus préoccupant. Et encore, nous n'avons pas pris en compte le facteur temporel, qui alourdirait drastiquement le bilan. Au final, l'ensemble du stockage sur le cloud est simplement la somme des fichiers et des dossiers. Mais chaque élément, individuellement, a un rôle à jouer, car chacun a un pouvoir sur l'ensemble. Chacun peut contribuer à rendre l'espace de stockage désorganisé, ou au contraire contribuer à rendre l'ensemble lisible et exploitable. On peut se dire que ce n'est pas si important ("c'est juste UN fichier dans un dossier dans lequel personne ne va !"), et pourtant ça l'est. Le résultat global dépend des actions faites sur chaque élément, ou autrement dit : la clarté du cloud est le résultat de l'attention portée à chaque fichier et chaque dossier.

Reprenons pour exemple la difficulté à trouver l'information sur le cloud. Comme nous l'avons évoqué, dans les résultats d'une recherche sur le moteur interne, ou dans les dossiers que l'on parcourt, chaque fichier conservé inutilement, ou dont le nom n'est pas explicite, ou rangé au mauvais endroit va contribuer à ralentir la recherche.

Chaque élément compte. C'est pourquoi on doit les traiter tous, et de manière unitaire.

Penser "communauté"

Bien que le terme de communauté ne s'applique que peu en entreprise, il n'en reste que l'ensemble des salariés d'une entreprise forme une communauté. L'une des définitions du terme "communauté" dans le Larousse est : "Ensemble de personnes unies par des liens d'intérêts, des habitudes communes, des opinions ou des caractères communs"[2], ce qui s'applique aux salariés puisque chacun est lié aux autres par le fait qu'ils travaillent pour la même entreprise.

Dans cette optique, on peut alors considérer que l'espace de stockage numérique est un espace commun, comme l'est un bureau. Si tout le monde laissait ses papiers n'importe où dans le bureau, on aurait rapidement un problème. Maintenir son espace numérique "propre", en gérant ses fichiers sérieusement, est aussi une question de considération envers les autres finalement.

Pour aller encore plus loin, on peut considérer que chaque fichier est un bien commun. Le bien commun représente, entre autres, l'ensemble des ressources partagées par une communauté, contribuant à la prospérité générale. Chaque document a un potentiel en tant que ressource pour aider d'autres salariés. Quand vous recherchez quelque chose sur le cloud, ce que vous trouvez est le fruit du travail d'autres personnes. Si vous utilisez l'un de ces documents pour votre propre travail, alors le document aura servi au-delà de son intérêt initial pour son (ou ses) auteur(s). C'est d'ailleurs pour cela que j'ai proposé le terme d'e-capital (l'ensemble de tous les fichiers produits et stockés par l'entreprise) et souligné notamment son aspect patrimonial.

Nous avons vu dans l'article précédent qu'il y avait un besoin de cadre, avec des règles pour permettre à chaque salarié de savoir comment gérer ses fichiers pour maintenir l'ordre. Parler de cadre et de règles peut faire grincer des dents car cela évoque une perte de liberté et d'autonomie. Mais jusqu'où va notre liberté dans une communauté ? Dans ce contexte, les règles sont des contraintes qui permettent d’avoir un espace de liberté mais sans qu’il n’empiète sur celui des autres, et donc inversement que les autres puissent avoir un espace de liberté sans qu’il n’empiète sur le notre. Les règles sont la base de l’organisation d’une société, d’un ensemble de personnes, et donc d'une entreprise.

Pour terminer, je vous propose de considérer cette expression "Un pour tous, et tous pour un" (issue de la devise associée aux Trois Mousquetaires d'Alexandre Dumas). Cette expression, appliquée à notre sujet, illustre parfaitement mon propos : ce que je fais en matière de gestion des fichiers bénéficie à mes collègues, et inversement, ce que tous les salariés font m'est utile en retour.

Collègues travaillant sur ordinateur
Collègues travaillant sur ordinateur

Quelques considérations pour les décideurs

Chercher la durabilité plutôt que la facilité

Aujourd'hui, la facilité l'emporte encore trop souvent. Il est vrai que mettre en place des règles, s'assurer qu'elles soient suivies, demander à ce que tout le monde y mette du sien n'est pas forcément une mince affaire. Et pourtant, c'est la seule solution qui soit complète et durable.

Le premier exemple de cet état de fait concerne le stockage en ligne. Afin de réduire les coûts de stockage, les fournisseurs proposent un stockage à plusieurs niveaux : les fichiers qui servent régulièrement sont conservés de sorte à être rapidement disponibles en échange d'un prix plus élevé, et les fichiers qui servent moins, voire plus du tout, sont conservés dans des conditions qui les rendent plus difficiles d'accès mais à un prix beaucoup moins cher. Cette optimisation du stockage est certes très intéressante pour les entreprises... mais elle masque le problème de fond. A-t-on besoin de tous ces fichiers ? Plutôt que de tous les stocker en cherchant à réduire les coûts, il relève du bon sens qu'il vaut mieux commencer par les trier, même si cela prend du temps. Si l'on ne trie pas d'entrée de jeu, on amplifie le problème de l'obésité numérique et on se condamne à des difficultés futures absolument certaines. Plus le volume stocké est important, et plus il est compliqué de le gérer et de l'exploiter.

Un autre exemple tient aux logiciels. Il y a des logiciels qui ont été créés pour scanner, dans un espace de stockage, les fichiers ROT (Redondants, Obsolètes et Triviaux, dont nous avons parlé ici). Ils vont mettre en évidence les fichiers qui sont en plusieurs exemplaires, ou encore qui n'ont pas été utilisés depuis longtemps, afin de faciliter leur tri. Bien que l'idée soit bonne, les limitations sont évidentes : difficulté à tout identifier, risques de supprimer accidentellement des fichiers importants, sans parler du coût associé à l'utilisation du logiciel. Personne ne connaît mieux un fichier que la (ou les) personne(s) qui a(ont) travaillé dessus, et il est donc compliqué de pouvoir statuer sans elle(s). C'est pourquoi il vaut mieux prévenir le problème à la source : au moment où le fichier est utilisé, et avec les personnes qui l'utilisent.

Evidemment, impossible de ne pas parler de l'intelligence artificielle, qui bouleverse actuellement de nombreux métiers. On voit notamment fleurir des outils dopés à l'IA qui permettent de ressortir les fichiers les plus pertinents pour une recherche donnée, en cumulant même les résultats de plusieurs applications (Microsoft SharePoint, Microsoft OneDrive, Microsoft Outlook, Salesforce, etc.) Il va sans dire que c'est une technologie très puissante avec un intérêt considérable pour les entreprises ! Seulement, ces solutions masquent encore une fois le fond du problème et contournent le besoin de nommer, trier, catégoriser, supprimer, etc.

Ce contournement est dangereux car l'une des difficultés majeures des entreprises (= permettre de trouver l'information) semblerait résolue, mais au détriment de la prise de conscience nécessaire. Admettons que cette IA soit extrêmement performante et permette de retrouver n'importe quel fichier (malgré un nom peu clair, malgré son emplacement, etc.). Alors il semblerait qu'il n'y ait plus besoin de trier puisque le fait qu'il y ait trop de documents ne gêne plus la recherche. Cela poserait deux problèmes : 1) on continuerait à stocker à tout va malgré les risques et coûts que cela représente pour l'entreprise, et 2) les problèmes du vrac et de l'obésité numériques subsisteraient dans les dossiers thématiques : dossier d'équipe, dossier de projet, dossier client, etc. Ces dossiers permettent de regrouper tous les fichiers pertinents pour le travail vis-à-vis d'un certain sujet, et ce regroupement aura toujours une importance et nécessitera toujours d'être géré (par ceux qui l'utilisent). C'est pourquoi il est essentiel de commencer par traiter son vrac et son obésité numériques, et de mettre en place un cadre sain. C'est la seule solution complète traitant tous les impacts négatifs de la gestion documentaire.

Attention : ce propos ne soutient pas que ces solutions ne sont pas utiles, mais plutôt que leur utilisation devrait se faire sur une base "propre", ce qui permettra d'ailleurs de les exploiter au maximum de leurs capacités.

Simplifier

Ici je m'adresse davantage à ceux qui porteraient un projet de création, ou refonte, d'une politique documentaire numérique. Aujourd'hui, la technologie a (ironiquement) complexifié le travail sur certains aspects. Par exemple, avec la multiplication des logiciels utilisés en entreprise, beaucoup de salariés se sentent dépassés [3]. Il devient alors primordial de choisir la simplicité, certes moins sophistiquée, mais beaucoup plus efficace sur le terrain. Ainsi, le cadre qui va être défini doit être simple à comprendre et aussi simple que possible à appliquer. Cela permettra non seulement de faciliter sa définition et sa mise en place, mais également de faciliter son respect et son maintien dans le temps.

Conclusion

Pour changer les choses et mettre en place des conditions de travail plus profitables et plus durables, nous devons changer de perspective. Cela commence par une prise de conscience du problème et des répercussions de nos propres actes (aussi habituels soient-ils). Il nous faut nous rappeler que chaque élément compte, même si cela peut parfois sembler dérisoire, car le résultat global est la somme des résultats individuels. Il nous faut aussi revoir notre rapport aux fichiers et aux dossiers au travers du filtre communautaire : l'espace de stockage est un espace commun, partagé avec nos collègues, et les fichiers font partie du bien commun, puisqu'ils peuvent nous servir à tous. Un pour tous, et tous pour un. Enfin, plus que jamais en cette étape de notre Histoire, nous devons chercher la durabilité plutôt que la facilité : les outils numériques ont une utilité, mais il ne peuvent pas résoudre le problème à la source, puisqu'elle se trouve au niveau humain. La base d'une solution pérenne au vrac et à l'obésité numériques s'inscrit dans un cadre documentaire, dont les règles doivent être les plus simples possibles pour permettre leur adoption par tous.